Concours Rotary/CGE – Du fondement d’une éthique professionnelle

J’ai récemment participé au concours d’éthique professionnelle organisé par le Rotary et la CGE. Voici l’essai qui m’a permis de remporter la troisième place dans le district de Grenoble.

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Du fondement d’une éthique professionnelle by André BENOIT est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d’Utilisation Commerciale-Partage des Conditions Initiales à l’Identique 2.0 France.

Voici l’intégralité de l’essai.

Références
Critique de la raison pratique, Emmanuel KANT
Philosophie du temps présent, Luc FERRY
philosophie portant sur le monde de la technique vue par Martin HEIDEGGER
Conférence : Le capitalisme est-il moral?, André COMTE-SPONVILLE
Evangile selon Matthieu, 25, 14-30, «parabole des talents»
Critère des quatre questions du Rotary International

Préambule

Avant d’introduire mon propos, je souhaite vous dire quelques mots sur la philosophie, qui sera mon outil principal ici. La philosophie, ce n’est pas l’art de couper les cheveux en quatre sur une série de notions. Elle a une portée beaucoup plus pratique. C’est étudier le monde dans lequel on vit (théorie), ce qu’il est bon d’y faire (éthique), et dans beaucoup de systèmes apparaît une dimension ultime, la question de la vie bonne, du sens de la vie. Pour moi, et c’est la raison de cet avant-propos, philosopher, c’est penser en ayant la tête dans les étoiles et les pieds sur terre.
Parlons à présent du domaine qui nous occupe aujourd’hui, l’éthique professionnelle. C’est un sujet de plus en plus fréquent dans les médias, dans les conversations. Je pense qu’on doit pouvoir faire remonter la discipline à la première révolution industrielle dans ses premières formes, mais c’est surtout dans ces dernières dizaines d’années que ce sujet a pris toute son importance. Et encore plus depuis la crise des subprimes, où beaucoup de questions éthiques se posent concernant l’industrie de la finance, et par ramification et propagation, dans tous les autres secteurs.
De manière très terre à terre, on ne peut que constater l’attente qui existe dans ce domaine. Mais quelque chose que j’ai vu — ou plutôt que je n’ai pas vu — m’a intrigué et a orienté le choix de mon sujet ici. Dans tous les articles que j’ai pu lire à ce propos, la littérature que j’ai trouvée, les reportages que j’ai regardés, la question est toujours proche de quelle éthique choisir. On cherche à fonder (ou découvrir) une éthique en s’intéressant soit à sa finalité (son utilité), soit en en constatant le manque. Ce qui me frappe, c’est de ne pas avoir trouvé d’étude sur la possibilité même de fonder une éthique professionnelle. Pour parler en termes mathématiques, je n’ai pas vu de preuve de l’existence. C’est donc ce que je me propose de faire ici, étudier la possibilité du fondement d’une éthique professionnelle, voir si cette quête n’est pas vaine.
Que cela ne vous inquiète pas non plus, je vous annonce dès à présent (tant pis pour le suspens!) que je vais tenter de montrer le bien-fondé d’une telle éthique. Mais comme je l’ai dit en préambule, pour moi la philosophie est une discipline expérimentale, et je proposerai donc une ébauche tout au plus, ou au moins des pistes pour une telle éthique. Voilà donc l’essence de ce que sera ce propos.
D’abord, nous allons faire le point sur ce qui existe, un state of the art. Ici encore, je vous annonce d’entrée de jeu qu’il y aura là beaucoup de déconstruction. Ensuite, et ce sera le coeur du propos, je vais tenter de mettre en lumière le bien-fondé (c’est à dire la possibilité d’existence) d’une éthique professionnelle. Enfin, pour voir en pratique à quoi tout cela mène, je proposerai une ébauche de cette éthique.
Deux points encore avant que nous ne commencions. Comme présenté dans la bibliographie, je ferai référence à la pensée de Heidegger. Connaissant son implication dans le nazisme, il est bon d’écarter toute possibilité de mal-entendu. Sa pensée sur l’oubli de l’étant est fulgurante, précise, innovante. Mais il a fait le pire choix d’utilisation possible de sa pensée, en s’impliquant avec conviction dans le national-socialisme. Ici il sera donc question d’éléments de la pensée, détachés des choix qu’il a fait par la suite dans sa vie.
Dernier point avant de commencer. Tout mon propos constituera en une grande prise de position. Je vais donc tenter de construire un raisonnement et de vous convaincre de sa pertinence par mes arguments. Mais sachez que même si ma plume s’emporte, je fais ceci avec toute l’humilité qui s’impose à un étudiant lorsqu’il parle du monde professionnel.

Ethique professionnelle et esprit du temps présent

L’éthique professionnelle est un thème que l’on retrouve ouvertement ou en filigrane dans beaucoup de sujets ces dernières dizaines d’années. Mais la crise des subprimes marque une rupture. On veut «refonder le capitalisme», introduire «de la morale dans les affaires». Les pratiques des marchés financiers sont la cible de beaucoup de questions. Par propagation, on s’interroge aussi chez les constructeurs automobiles, chez les opérateurs téléphoniques (plus durement). La question de l’éthique professionnelle est sur le devant de la scène, en partant de l’industrie de la finance. Cela ne me surprend pas. Nous vivons dans le monde de la technique décrit par Heidegger. Nous avons déconstruit les valeurs morales, l’idée même de morale. Il n’y a pas de projet de civilisation, nous avançons par augmentation des moyens. Lors de la première révolution industrielle, le progrès cherchait à libérer l’Homme des contraintes et visait à la recherche d’un bonheur universel. Maintenant, il n’y a plus de «progrès», les techniques s’améliorent en quelque sorte pour elles-mêmes, la «direction» de cela étant finalement juste une augmentation de puissance. Ceci se voit très bien dans les marchés financiers, qui ne poursuivent pas de but, si ce n’est l’augmentation de leur propre efficacité. Avançant dans un tel contexte que l’on qualifiera de déconstruit, il n’est pas surprenant que ce secteur soit à l’origine de beaucoup d’interrogations morales.

Dans cet esprit du temps présent, une autre idée m’interpelle : les entreprises devraient être morales. Et pourquoi pas, aux yeux de la loi ce sont bien des personnes morales ! A mon avis, il s’agit là d’une manière d’éluder la question, de se décharger de sa responsabilité, et je vais vous dire pourquoi. La capacité à avoir un comportement moral est le propre de l’homme. Seul l’homme possède un degré de conscience tel qu’il puisse prendre du recul sur lui-même, au point d’aller contre sa tendance, et agir de manière désintéressée. Les critères moraux n’ont de sens qu’appliqués à l’homme. Quand un chat tue une souris, commet-il une faute morale? Non, cette question n’a pas de sens, le chat n’appartient pas à la sphère morale. L’entreprise en tant qu’entité n’a pas non plus cette conscience, et est mue par nécessité compétitive. Certes on voit du commerce «éthiquable» (sic), du marketing éthique, mais je doute que ce comportement soit désintéressé. Aussi, et comme le montre André Comte-Sponville, l’entreprise (au sens capitaliste) n’appartient pas à la sphère morale. Et il est vain de vouloir moraliser le comportement de l’entité entreprise, cette assertion n’a juste pas de sens.

Ces deux premiers points, le constat d’un manque, et une tentative d’ébauche (même intrinsèquement vouée à l’échec) mettent en exergue la quête d’une éthique professionnelle. Nous avons déconstruit la morale, et vivons presque dans une société par delà le bien et le mal, c’est-à-dire en pratique une société où la puissance (i.e. les moyens) se cherche pour elle-même. Mais finalement cette tendance montre que la société, les hommes cherchent malgré tout un ‘code’ moral… Par ailleurs il me semble utile de noter un dernier point, avant de passer à des considérations plus fondamentales. Le travail, en tant que tel, est déjà une activité moralement valorisante! Dans la Bible, on pensera à la parabole des talents, où les deux ouvriers ayant travaillé, quelles que soient leurs positions, sont récompensés également. On retrouve ce principe dans la philosophie humaniste. Pensez par exemple, dans l’école républicaine, très emprunte de ce courant, à l’appréciation «peut mieux faire».

Notre vie professionnelle prendra une large part de notre vie. Il va donc falloir traiter cette question à bras le corps, ne pas l’éluder. «L’état de l’art» est fait, nous avons maintenant un sens du contexte. Passons à présent aux fondements de l’éthique professionnelle.

Fondement d’une éthique professionnelle

De manière générale qu’est-ce que l’éthique? En première approche, c’est une discipline où on cherche à distinguer ce qui est bien, de ce qui est mal. Certes. Mais c’est répondre un peu vite à la question. Dans les grands systèmes philosophiques, l’éthique se définit toujours comme une correspondance à une théorie. On commence par établir une théorie, qui consiste à établir une vision du monde, une manière de l’appréhender. Puis vient l’éthique, où le bien correspond à l’accord avec cette théorie. Je vais prendre deux exemples, le stoïcisme et l’humanisme. La théorie (majoritaire) grecque est de voir dans le monde un ordre. Le monde comporte intrinsèquement un ordre. Ce qui est bien et juste est donc de trouver sa place dans le monde et de s’y tenir. Cela justifie d’ailleurs la conception aristocratique de la société grecque, ou le fait qu’Ulysse passe dix ans de sa vie à essayer de rentrer chez lui. L’humanisme établit toute sa théorie à partir de l’humain, de l’universalité de ses concepts, et du principe de liberté. Ainsi, comme le dit l’adage, «ma liberté s’arrête là où commence celle de l’Autre», car oui, si on ne le fait pas, on porte atteinte à l’universalité de la liberté, et donc à l’humanité. Je le dis ici rapidement pour me faire comprendre, mais ce qu’il faut retenir de ce point est que l’éthique se pense comme correspondance à une théorie.

Il nous faut maintenant prendre le temps de définir sérieusement ce qu’on entend par éthique professionnelle. Je ne vous propose ce point que maintenant, car je voulais avoir défini l’éthique-correspondance. Comme vu dans la première partie, il existe une nette volonté d’avoir une éthique dans le monde de l’entreprise. Et nous avons vu aussi que des jugements moraux ne peuvent pas être appliqués à l’entreprise. Nous cherchons donc une sorte de code, une série d’impératifs qui pourraient régir notre comportement en entreprise, qui définiraient une conduite morale. Or ceci peut ne pas être évident. L’action morale a jusque là été définie comme étant l’action désintéressée, or si tous les membres d’une entreprise agissent de la sorte pour tout, on peut se douter que ladite entreprise ne ferait pas long feu. Cherchons nous donc un principe de non-intéressement? Ou d’authenticité? D’honnêteté? Un compromis de tout cela?

Souvenons-nous, l’éthique est toujours correspondance. Il nous faudrait donc une vision de l’entreprise, qui permettrait de définir le Bien-professionnel. Cependant, j’ai bien peur que cette réflexion soit menée avec des œillères. D’un point de vue purement logique ceci tient la route (enfin je crois), mais il n’y a pas un monde de l’entreprise d’un côté, et le monde restant de l’autre. J’ai bien peur que rechercher une éthique professionnelle ne soit que la partie émergée de l’iceberg, à savoir la quête morale contemporaine… 
 Ceci étant dit, tâchons de nous recadrer sur notre thème, la possibilité de fonder une éthique professionnelle. La réponse que nous pouvons entrevoir ici est que oui, il est bien possible de la fonder, dans la mesure où nous avons une appréhension du monde source d’éthique de manière générale, et donc professionnelle en particulier. Certes cette éthique sera certainement moins évidente à mettre en oeuvre, à cause du désintéressement notamment, mais il n’est pas vain de s’atteler à la tâche. Essayons-nous d’ailleurs à ébaucher ce qui pourrait constituer une telle base.

Esquisses d’une éthique professionnelle

Il faut donc que nous nous donnions un cadre où penser. C’est peut-être là que l’on prendra le plus de risques de se tromper. En suivant une certaine philosophie du temps présent, nous pourrions choisir un courant dit humaniste post-moderne. Humaniste car nous penserons à partir de l’Homme, post-moderne car nous garderons à l’esprit les critiques nietzschéennes du nihilisme (au sens philosophique), ainsi que l’éthique de l’authenticité.
Notre éthique sera donc humaniste. C’est à mon goût la plus belle, car elle porte en elle un projet civilisationnel. On pensera donc l’éthique à partir de l’Homme, avec des concepts qui nous sont familiers, comme l’adage sur la liberté que j’ai cité auparavant, la valorisation morale du travail en tant que tel. Il est à noter que cette morale n’est pas facile à suivre, et nécessite un effort. C’est pour cela que l’on enseigne la morale aux enfants : un jeune enfant n’a pas ou peu de valeurs morales. C’est par l’éducation des parents, et l’enseignement de l’école, qu’il devient une personne morale, après efforts. Cette morale s’exprime par des impératifs qu’il faut suivre, et on retrouve une forme de code auquel on s’attendait.
Notre éthique sera aussi post-moderne, au sens de l’authenticité. J’entends par là qu’il ne suffira pas de se conformer à des codes, mais vouloir toujours faire le meilleur, accomplir et s’accomplir pleinement — ce qu’on peut appeler justement la morale de l’authenticité.

Concrètement, il se trouve qu’il existe une série de principes largement répandue à travers le monde. Ce ‘code’, c’est le critère des quatre questions adopté par le Rotary en 1943, que chaque rotarien s’engage à respecter lors de son intronisation. Il est donc très à propos d’en parler dans le cadre de ce concours, le Rotary étant un lieu de réflexions sur l’éthique professionnelle!

« En regard de ce que nous pensons, disons, ou faisons :

Est-ce conforme à la vérité ?
Est-ce loyal de part et d’autre ?
Est-ce susceptible de stimuler la bonne volonté réciproque et de créer de meilleures relations amicales ?
Est-ce bénéfique à tous les intéressés ? »

Ces principes correspondent bien à la morale professionnelle dont j’ai tenté de montrer le bien-fondé. Ils sont profondément humanistes, car ils s’appliquent par l’Homme et pour l’Homme, acteur de sa vie (professionnelle). Ils mettent en avant la vérité (ou au moins sa recherche), la confiance, l’Autre, et le bénéfice mutuel. Il me semble que ces principes, simples et courts, résument assez bien ce que l’on est en droit d’attendre d’une conduite morale en entreprise. On pourrait même aller jusqu’à remarquer qu’ils peuvent s’étendre dans une certaine mesure au delà du simple monde professionnel, car comme dit plus haut, il n’y a pas de frontière tranchée entre le monde professionnel et la société en général.

Conclusion – Emergence d’une nouvelle éthique

Vient maintenant le moment de clore ce propos. J’en soulignerai quelques points. Nous avons d’abord vu que la demande pour une éthique professionnelle était réelle, mais que l’entité entreprise était intrinsèquement amorale. Cette éthique s’inscrit finalement dans une éthique plus générale, adapté à la vie professionnelle, et toujours définie par rapport à une vision spécifique du monde. Nous avons terminé en voyant comment esquisser une telle morale dans un cadre humaniste post-moderne, en utilisant le critère des quatre questions.
L’objectif de ce propos était pour le moins ambitieux : vouloir montrer le bien-fondé de l’éthique professionnelle, l’existence d’un sens à cette expression. En finalement peu de mots, j’ai essayé de lever le voile sur la notion d’éthique, appliquée à l’entreprise, dans le temps présent. Bien conscient de n’avoir fait qu’effleurer le sujet, j’espère vous avoir fait partager ma conviction à son propos.
La quête de l’éthique professionnelle n’est pas vaine. Cependant, bien que concernant un secteur d’application donnée, elle ne peut que s’inscrire dans le cadre d’une recherche plus vaste, pour définir une éthique de vie. L’éthique professionnelle n’est pas une éthique d’entreprise, c’est une éthique qu’appliquent les hommes dans leur vie professionnelle.
Nous avons vu au début de ce propos que la quête d’éthique est omniprésente, et on ne peut que constater que si nous avons déconstruit les valeurs morales au XXe siècle, jusqu’à l’idée même de morale, le besoin de morale, lui, existe toujours.

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1 comment

  1. 3éme tentative de lecture, je pense que j’arriverais jusqu’au bout ^^
    cependant un petit point m’a pousser à écrire ce commentaire avant la fin de l’article.
    Je vais me permettre de te titiller sur un détail (qui ne t’étonneras pas j’en suis, et je pense même que ça t’énerveras un peu aussi…)
    Lorsque tu dit que la morale est propre de l’homme, tu prend en exemple le chat qui tue la souris et ne peut se poser de question sur la moralité de son geste.
    Comme tu le dis une ligne avant “Seul l’Homme possède un degré de conscience tel qu’il puisse prendre du recul sur lui-même, au point d’aller contre sa tendance, et agir de manière désintéressée”. Est-ce qu’un Homme qui tue une vache commet une faute morale? On pourrait répondre à cette question exactement de la même manière que tu la fait pour le chat et la souris : Non, cette question n’a pas de sens, [l’Homme] n’appartient pas à la sphère morale”.
    Car dans cet exemple l’Homme ne va pas jusqu’au point d’aller contre sa tendance et d’agir de manière désintéressée.
    Je pense qu’au vu de la situation actuelle un crime inter-espèce ne peut être pris en compte pour illustrer l’exclusivité de l’homme à la sphère morale (point sur le quel je ne suis pas d’accord non plus, mais j’en ai fais abstraction ici)
    bref, mis a part ce point je trouve ce sujet super intéressant!
    ai-je le droit d’avoir de tes nouvelles? ta nouvelle école est bien?
    bisoux
    Déb

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